La lutte contre la corruption : un modèle de coopération internationale ?

Un éclairage nouveau sur le consensus international dans le combat contre la corruption.

Date de la note : 06-02

Par Audrey BRASSEL, Association Biens Publics à l'Echelle Mondiale (BPEM)



La lutte contre la corruption fédère les énergies et chacun s’accorde à reconnaître la nécessité absolue de l’éradication de ce fléau. Malgré ce consensus et l’inscription de ce problème sur l’agenda international depuis plusieurs années, le phénomène continue de s’étendre. Pour mieux comprendre cette évolution, il est intéressant d’examiner, d’une part les caractéristiques et origines de la coopération internationale telle qu’elle existe et est perçue de nos jours, d’autre part, les moyens à mettre en œuvre pour rendre plus efficaces les instruments et politiques existants.

« Acte par lequel deux personnes détournent de son objet le pouvoir confié à l’une d’elles ou par lequel l’une d’elles tente de le faire » 1 : ainsi peut-on essayer de définir la corruption, même s’il n’existe pas de consensus à ce sujet. La corruption s’est considérablement développée depuis trente ans, principalement du fait des profonds changements qui ont marqué l’économie mondiale. Ce n’est pas un phénomène nouveau, mais il a pris des proportions démesurées, notamment grâce à la prolifération des paradis fiscaux qui permettent d’en dissimuler les profits. La corruption n’épargne aucun des acteurs de la vie économique et politique : gouvernements, citoyens, entreprises – à plus forte raison les firmes multinationales.

Si les méfaits de la corruption ont longtemps été sous-estimés, voire ignorés, pour diverses raisons plus ou moins avouables – absence de mesures empiriques fiables, logique de la guerre froide faisant de la corruption un moyen des deux grands blocs pour s’allier les pays en développement, etc. – ils sont depuis les années 1990 largement reconnus : pauvreté, retards de développement, dérèglement politique et atteinte à la démocratie, généralisation de la criminalité organisée et de trafics en tout genre… Les tentacules de la corruption s’étendent dans chacune des sphères de la vie publique et privée, rendant la production des biens publics de base (santé, nourriture, démocratie…) impossible dans la plupart des pays en développement.

La lutte contre la corruption nécessite une politique commune à l’échelle globale. Voici un des rares domaines dans lequel une réelle ébauche de coopération internationale semble avoir germé. Réunissant autour d’une même table FMI, Banque Mondiale et gouvernements des pays riches et en voie de développement, ONU et ONG, cette coopération serait-elle exemplaire ? Si le but est commun, chacun défend des intérêts différents et pour des raisons particulières. Il est légitime de se demander qui, derrière les discours unanimes, détermine vraiment la stratégie internationale de lutte contre la corruption. La société civile parvient-elle à imposer son point de vue ?

Dans son essai intitulé « When “Should” Does Not Imply “Can”. The Making of the Washington Consensus on Corruption » , Ivan Krastev s’intéresse à la construction de la rhétorique anticorruption et à ses origines afin de comprendre d’où sont issues les politiques actuelles. Selon les études classiques, de multiples facteurs ont contribué à faire de la corruption le centre des politiques internationales : la fin de la guerre froide et du soutien politique des gouvernements du Nord envers ceux, corrompus, du Sud ; la nouvelle visibilité des affaires de corruption grâce au journalisme d’investigation ; la montée en puissance des régimes démocratiques rendant plus difficile la dissimulation de fraudes électorales ; les campagnes de sensibilisation de la société civile de plus en plus nombreuses, etc.

Née de cette nouvelle inquiétude, l’organisation non gouvernementale Transparency International2 aurait à son tour fait évoluer les conceptions de l’OCDE, de la Banque Mondiale et du FMI vers le refus absolu de toute forme de corruption 3 . Grâce à la mise en place de nouveaux instruments de mesure de la corruption et de surveillance des pratiques , le rôle de Transparency International dans la plus grande visibilité du problème lui a conféré une grande reconnaissance sur la scène internationale. Il est essentiel de s’interroger sur cette vision de la lutte contre la corruption car c’est celle qui prévaut aujourd’hui.

Transparency International a choisi une approche de non-confrontation : elle ne dénonce jamais mais s’efforce plutôt de favoriser la transparence, et non de combattre la corruption de front. Elle a toujours rejeté l’idée de créer un instrument de surveillance des pratiques des entreprises du fait des risques juridiques d’un tel projet et de l’absence de fonds à consacrer à de lourdes enquêtes et à d’éventuels procès coûteux 5. Peu encline à la dénonciation, l’ONG a tout de même établi une liste de dirigeants corrompus dans son rapport global contre la corruption 2004. Les différents indices de mesure de la corruption qu’elle a créés tendent à jeter l’opprobre sur les gouvernements corrompus. Le secteur privé tente de son côté d’améliorer son image en coopérant avec l’organisation 6.

La vision de Transparency International sur la lutte contre la corruption se place dans la continuité de celle promue auparavant par les institutions financières internationales. L’ONG a d’ailleurs été le meilleur promoteur de la Convention contre la corruption de l’OCDE. Adoptée en 1997, entrée en vigueur en 1999, cette convention est le résultat d’un fort lobbying de la part des Etats-Unis, dont les entreprises étaient défavorisées dans l’obtention des marchés étrangers depuis l’adoption en 1977 du Foreign Corruption Practices Act (FCPA).

Il était tout à fait légitime qu’un acteur aussi influent que Transparency International prenne part à la promotion d’un instrument d’une telle importance. Pendant un temps, elle s’est montré plus réticente face au projet de Convention des Nations-Unies contre la Corruption. Dans un communiqué de presse de mai 2001, l’organisation affirme que la lutte devant se faire en priorité au niveau national, une convention des Nations-Unies n’aurait pas la portée nécessaire pour atteindre les cas de corruption locale. La Convention de l’OCDE est en réalité un instrument à portée tout aussi large que celle des Nations-Unies. L’OCDE rassemble les pays qui réalisent l’essentiel des exportations de biens. C’est donc un cadre privilégié pour s’attaquer à la corruption active, à savoir les tentatives de corruption des hauts fonctionnaires des pays en développement par les entreprises des pays de l’OCDE dans la course aux marchés publics. La Convention de l’OCDE a donc pour unique cible la corruption active dans le secteur public. En forçant les Etats exportateurs à criminaliser et punir la corruption d’agents publics étrangers 7, elle élargit sa portée aux pays non-membres de l’OCDE 8. Avant l’entrée en vigueur de la Convention contre la corruption des Nations-Unies, c’était l’instrument international de lutte contre la corruption le plus global jamais adopté 9. Mais il faut noter qu’il était né de la seule volonté des pays du Nord, et n’impliquait aucune volonté ni consultation des pays en développement, pourtant supposés être les premiers bénéficiaires des effets positifs de l’adoption de cette convention.

La vision de la lutte contre la corruption promue par l’ONG Transparency International est la seule mise en pratique jusqu’à aujourd’hui. Krastev la renomme ironiquement « consensus de Washington sur la corruption » . Afin de donner un nouveau souffle à cette lutte, il est important que tous ses acteurs prennent conscience de l’évolution récente du cadre juridique international et du rôle croissant de la société civile du Sud.

Le risque du consensus, à la fois sur le problème et ses solutions, réside dans l’absence de débat public sur l’efficacité et la cohérence des politiques à adopter à long terme. De ce point de vue, on peut considérer la Convention des Nations-Unies contre la Corruption 10 comme un important progrès. Tout en s’inscrivant dans la lignée de la lutte menée auparavant contre la corruption, elle s’en démarque toutefois par son approche essentiellement juridique, un aspect délaissé par les autres instruments et stratégies mis en place au niveau international. Négociée pendant plus de deux ans, amputée des obligations qui « gênaient » trop certains Etats 11, la Convention contre la Corruption est néanmoins le premier instrument juridiquement contraignant ayant pour unique objet la corruption, au niveau mondial. Elle impose notamment un contrôle étroit des comptes des fonctionnaires à l’étranger, prévoit le gel et la confiscation des biens ainsi que l’extradition. Son article le plus innovant exige des Etats qu’ils restituent les fruits de la corruption au pays spolié. Garantir le retour de ces fonds vers les populations et non vers des fonctionnaires corrompus, et s’assurer de la transparence de leur utilisation pour qu’ils servent enfin à financer les services publics de base, est le prochain défi à relever.

Afin que cette nouvelle convention soit efficace, il est indispensable d’allier les politiques locales aux efforts entrepris au niveau national, en particulier dans l’optique d’une surveillance efficace. En effet, cette convention ne constitue qu’un cadre pour les lois nationales, une incitation pour les gouvernements dont la volonté de changer doit être le moteur des réformes. L’ONU, à travers son Office contre les drogues et le crime (ONUDC) doit continuer à apporter son assistance dans les domaines techniques afin que ces efforts atteignent le niveau local. Les clés de la lutte contre la corruption résident, comme l’affirmait à juste titre Transparency International, dans l’action au niveau national et local, mais à travers des instruments décidés au niveau international. Pour cela, il faut veiller à écouter les propositions venant des pays du Sud, ou le risque sera grand de les voir s’écarter volontairement d’initiatives internationales par lesquelles ils se sentiraient peu concernés car n’ayant eu aucun rôle à jouer dans leur conception, alors que ce sont les premiers à en souffrir.

La vision purement juridique de l’ONU et la démarche informative de Transparency International sont donc complémentaires : l’une ne peut fonctionner sans l’autre. Transparency International assure une promotion efficace de la lutte contre la corruption, tandis que l’ONU tente de mettre en place les instruments juridiques de base nécessaires à la coopération internationale. Seule la coopération est à même de résoudre un problème dont l’échelle dépasse de toute évidence, par son ampleur et sa portée, les capacités des Etats. Les moyens existent d’ores et déjà pour lutter efficacement contre la corruption, encore faut-il avoir la volonté politique de les mettre en œuvre et de les combiner pour parvenir à produire les résultats escomptés. Dans ces conditions seulement, la lutte contre la corruption pourrait, à terme, inspirer la communauté internationale pour coopérer dans d’autres domaines.

Notes :

1Définition de Daniel Dommel dans Face à la corruption, Karthala, Paris, 2003.

2Transparency International (TI) se définit elle-même comme la première organisation internationale non-gouvernementale dont l’objet est la lutte contre la corruption. Son action est à la fois internationale et nationale grâce à ses 90 sections nationales indépendantes.

3Ce qui constitue bel et bien un revirement total de politique puisque, comme Paul Wolfowitz, l’actuel président de la Banque Mondiale, l’a admis récemment : « Pendant 50 ans, le mot de « corruption » n’était pas [même] prononcé dans [l’] institution. »

4 Corruption Perception Index ou Indice de Perception de la Corruption (IPC) : il mesure l’estimation du niveau de corruption de l’administration et du gouvernement par des experts nationaux et étrangers ; Bribe Payers Index ou Indice de Corruption des Pays Exportateurs (ICPE) : il mesure la prédisposition des entreprises à payer des pots-de-vin.

5 Concernant la création et le discours de Transparency International, lire l’étude de cas de Julie Bajolle in The Origins and Motivations of the Current Emphasis on Corruption. The Case of Transparency International. L’auteur y fait part de nombreuses réflexions intéressantes recueillies lors d’entretiens avec des responsables de l’ONG.

6 ex : Business Principles for Countering Bribery, principes de conduite des affaires contre la corruption : corps de principes dont l’objectif est d’aider les entreprises à « mettre en place les méthodes efficaces de lutte anti-corruption dans le cadre de leurs activités. »

7 En particulier, la Convention supprime la déductibilité fiscale des « pots-de-vin » .

8Six pays non-membres de l’OCDE l’ont par ailleurs ratifiée : l’Argentine, le Brésil, la Bulgarie, le Chili, l’Estonie et la Slovénie.

9 Les initiatives ne manquent cependant pas au niveau régional, avec notamment la Convention inter-américaine contre la corruption de l’Organisation des Etats Américains et les Conventions pénales et civiles contre la corruption du Conseil de l’Europe.

10Entrée en vigueur le 14 décembre 2005, elle a été signée par 140 Etats et ratifiée par 49 (au 15 mars 2006). Pour suivre l’état des signatures et ratifications : www.unodc.org/unodc/en/crime_signatures_corruption.html

11 La Convention n’exige ni la levée du secret bancaire, ni celle de l’immunité des responsables politiques dans le cadre de leurs fonctions. La surveillance du financement des partis politiques, problème majeur aujourd’hui et trop peu réglementé, est seulement volontaire. Autre lacune importante : elle ne donne pas une définition claire de la corruption.

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Commentaires articles

1.Posté par Rouguiyatou Kane Thiam le 27/09/2010 13:42
Qu'en est-il des instruments Internationaux pour l'Afrique et l'Asie dans l'éradication du phénomène
Peut on citer de manière exhaustive, toutes les conventions concernant ces continents?
Je voudrai des informations en ce sens

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